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systemique
6 avril 2006

cybernetique introduction

REVUE INTERNATIONALE DE SYSTÉMIQUE Vol. 12, N° 4-5,1998, pp. 405 à 418 LA SYSTÉMIQUE : UN MÉTA-LANGAGE CONNECTIF Charles FRANÇOIS 1 Résumé La systémique, associée à la cybernétique, est devenue au fil des 40 der- nières années un méta-langage connectif, dont l'évolution se poursuit encore. Cette transformation était indispensable à la réalisation du programme initial des fondateurs. Il est utile de tenter de comprendre comment elle s'est produite et ce qu'elle signifie tant du point de vue pratique que théo- rique. Ceci ouvre la voie à une meilleure utilisation de la systémique pour l'étude des systèmes complexes, des possibilités de prévoir leurs adapta- tions et leur évolution et donc, améliorer leur gouvernance. Abstract Systemics, as associated to cybernetics, became along the last 40 years a connective metalanguage, whose evolution is still progressing. Such a transformation was necessary, if the original program of the foun- ders was to bear any results. It is useful to try to understand how it came about and which theoretical as well as practical significance it implies. Moreover such an understanding opens the way toward a better use of systemics for the study of complex systems, for the possibilities of fore- casting their adaptations and evolution and, consequently, their gover- nance. COMMENT LA SYSTÉMIQUE, ASSOCIÉE À LA CYBERNÉTIQUE EST DEVENUE UN LANGAGE ARTICULÉ Il n'est peut-être pas inutilement redondant de répéter que tout système est constitué de nombreux éléments organisés d'une certaine manière et en inte- raction dynamique. Il peut être en général facilement identifié et reconnu 1. Association Argentine de Théorie Générale de Systèmes et Cybernétique, Libertad 742, 1640 Martinez, Argentine. Rev. intern. systémique. 0980-1472 Vol. 12/98/04-05/ $ 7.00/© Afcet Gauthier-Villars 406 C. FRANÇOIS (c'est-à-dire perçu et représenté) par un ou, de préférence, plusieurs observa- teurs pendant une période relativement longue. Ses éléments sont articulés. Il est donc normal que sa description ait rapide- ment évolué vers plusieurs aspects intimement liés les uns aux autres - Comment différencier le système du « non-système » ? - Quels sont les parties du système ? - Quelles sont les relations entre ces parties ? - Quelles sont les fonctions des parties dans le système ? - Comment s'établit et se maintient la cohérence du système ? - Comment s'organisent les relations entre le système et son environ- nement ? Tant la cybemétique que la systémique ont tenté progressivement, avec un bonheur et une précision croissantes de donner des réponses à ces questions. D'autres éléments d'explication sont aussi venus de différentes disciplines spécialisées, entre autres la thermodynamique, la biologie, les mathématiques, la linguistique et la psychologie. Ils se sont introduits dans le corps de concepts et modèles en formation, du fait de leur caractère généralement trans- disciplinaire, que leurs créateurs n'ont pas toujours perçu à l'origine (pour un bref historique de ce long processus, voir C. François, 1997a et b). Toutefois, ce n'est que très progressivement que s'est manifestée une rigueur croissante dans le vocabulaire et la sémantique de ce nouveau langage. Considérons quelques exemples de réponses aux questions présentées ci- dessus et voyons ce qu'elles nous apprennent sur l'élimination progressive des ambiguïtés et le progrès vers la cohérence du discours systémique. Un premier exemple est la relative confusion qui existait au début entre les concepts de système ouvert, fermé ou isolé. Si l'on y réfléchit tant soit peu, il est clair qu'un système ne saurait être entièrement ouvert, c'est-à-dire sans frontière marquant ses limites dans un certain environnement: il se confon- drait indistinctement avec celui-ci et ne pourrait être identifié. Toutefois, il ne saurait davantage être entièrement fermé, car tous les systèmes que nous pou- vons observer dépendent pour leur survie de leurs échanges, avec ce même environnement. En fait, les contradictions ne peuvent être évitées que lorsqu'on comprend que tout système est sélectivement ouvert ou fermé selon la nature des intrants et des extrants - énergétiques, matériels ou informatifs - dont il dépend pour son existence. Dans la dimension temporelle il devient tout aussi évident que le système doit être dans une large mesure capable de s'ouvrir ou de se fermer selon ses propres nécessités et ]es circonstances qui se LA SYSTÉMIQUE: UN MÉTA-LANGAGE CONNÉCTIF 407 présentent. Et, vu que ces nécessités varient, toute une dynamique adaptive doit être implicite et sous-entendue... et ultérieurement explicitée. Ce qui précède engendre immédiatement de nouvelles questions qui éten- dent le champ des concepts et modèles nécessaires ou utiles, comme par exemple: - Quelles sont les conditions d'environnement favorables ou délétères pour le système ? - Est-il capable de les reconnaître et de les différencier ? - Quels dispositifs lui permettront-ils de sélectionner ses intrants (et dans une certaine mesure de déterminer ses extrants) ? Et comment interpréter le troisième volet de notre triptyque : le système isolé ? Notons pour commencer que le système isolé, par définition, n'émet rien : ni matière, ni énergie, ni information. Il est donc inobservable ! Comment a pu naître un modèle aussi surprenant ? Son origine semble se trou- ver dans la thermodynamique classique. En effet, le système isolé n'absorbe pas davantage qu'il n'émet. Sans « subside » de son environnement, il se dégrade de manière irréversible et tend vers un niveau maximum d'entropie, c'est-à-dire dans l'interprétation de Boltzmann, de totale non-organisation sta- tistique. Il s'agit de toute évidence d'un modèle purement ad-hoc et d'un concept détaché de toute contingence pratique directe. Les tentatives d'application de la thermodynamique classique basée sur le modèle de système isolé, par exemple en biologie, conduisirent à la discussion sans issue pendant des décennies entre vitalistes et mécanicistes. Ce conflit conceptuel s'est poursuivi jusqu'à l'apparition de la biologie organismique de Woodger et von Bertalanffy (1962). La question ne fut d'ailleurs définitive- ment réglée que par l'apparition de la thermodynamique des systèmes ouverts de Prigogine (1982 - et nombreux textes antérieurs et postérieurs). La relation du tout et des parties fut une autre source de confusion et de controverses pendant longtemps. L'on écrit fréquemment que « le tout est plus que la somme des parties ». On pourrait tout aussi bien ajouter que « le tout est moins que la somme des parties », qu'« une partie est en tant que partie moins qu'un élément », puisque ce dernier abandonne certains degrés de multiva- lence potentielle; ou « plus que l'élément », puisque celui-ci acquiert dans le système une valeur de position et une valeur de relation. De ce point de vue certains abus de l'holisme font un remarquable pendant aux abus du réductio- nisme et provoquèrent des protestations de la part de certains épistémologues, comme par exemple M. Bunge (1979). Il convient donc de s'entendre et de s'expliquer clairement. 408 C. FRANÇOIS Ce besoin fut ressenti par exemple par H. Simon dans sa description de l' « Architecture de la complexité » (1965), symbolisée notamment par sa fameuse parabole des horlogers Hora et Tempus. Simon fut un des premiers à montrer clairement que le concept de système implique nécessairement celui de niveaux hiérarchiques, du moins dans les limites généralement admises de la signification du terme « système ». Plusieurs auteurs se sont occupés du thème des hiérarchies. Toutefois, celui qui lui a donné son sens le plus étendu et le plus pratique est sans doute, à par- tir de 1965, J. Miller, avec sa théorie - en fait une taxonomie - des systèmes vivants et des systèmes composés de systèmes vivants (1978). Cette taxono- mie - que tout systémiste devrait étudier, même si elle peut donner prise à quelques objections – distingue dans sa forme la plus récente (1995) 20 sous- systèmes critiques et 8 niveaux de complexité croissante, de la cellule à la société planétaire. Miller montre l'homologie structurelle et fonctionnelle des sous-systèmes à l'échelle des 8 niveaux hiérarchisés, précisant ainsi considérablement l'archi- tecture de la complexité. Par comparaison il découvre de nombreux aspects clairement identifiables de l'organisation des sous-systèmes, prouvant ainsi qu'il ne s'agit pas d'abstractions dépourvues de contenu pratique. En outre, il en tire ce qu'il appelle une méthodologie des « hypothèses trans- nivéliques » qui offre de vastes possibilités d'exploration et de généralisations, depuis la biologie jusqu'à la sociologie (ces possibilités sont encore loin d'avoir été sérieusement exploitées). La taxonomie de Miller n'est pas complète, de beaucoup s'en faut: il y manque par exemple une description satisfaisante des éco-systèmes et des sys- tèmes composites. Mais ces « trous » conceptuels ont pour effet de faire appa- raître des questions critiques qui, sans lui, n'auraient peut-être été posées que beaucoup plus tard et dans une perspective moins générale. Une objection considérable à la taxonomie des systèmes vivants était son caractère statique : les sous-systèmes fonctionnaient... mais on ne voyait pas ce qui les faisait fonctionner. Cette question a été en partie résolue par l'intro- duction en 1990 par J. Miller du 20e sous-système, le « timer », ou synchroni- seur. Toutefois, la connexion avec la thermodynamique de Prigogine et avec la synergétique de Haken (1983) par exemple reste à établir, afin de coordonner les divers aspects de la dynamique systémique. Une autre question qui est laissée relativement dans l'ombre est celle des régulations et contrôles en ternes cybernétiques. Ici la connexion serait à éta- LA SYSTÉMIQUE: UN MÉTA-LANGAGE CONNÉCTIF 409 blir par exemple avec les idées de P. Vendryes (1942) et celles d'Ashby (1956) et dans un sens voisin, avec l'autopoièse de H. Maturana (1980). Le processus d'interconnexions conceptuelles se poursuit sans relâche. Mais un recensement s'impose, de caractère aussi encyclopédique que possible (François, 1997), tâche qui dépasse considérablement les limites du présent article. LA COMPLÉMENTARITÉ ET L'AMPLIFICATION DES SIGNIFICA- TIONS L'on observe fréquemment que les concepts systémiques appellent leur, ou leurs compléments, ou encore de nouveaux développements de leur significa- tion. Le système, par exemple, se différencie de son environnement. Mais cette affirmation demande à être précisée du point de vue des interrelations qui les unissent ou les distinguent. L'environnement est la source des intrants. Mais ceux-ci sont spécifiques, alors que l'environnement contient également un grand nombre d'éléments (et de systèmes) qui exercent une influence négli- geable ou pratiquement nulle sur le système. Il contient aussi des éléments potentiellement nocifs ou dangereux. Finalement, les sources qu'il offre au système sont d'accès facile ou difficile, peuvent s'épuiser ou être intermitten- tes, peuvent ou non être soumises au contrôle du système ou faire l'objet de concurrence entre plusieurs systèmes. En outre toutes ces situations peuvent être stables ou instables. Ce qui précède, à condition d'être développé et approfondi constitue en fait un programme de recherche de caractère transdisciplinaire, applicable à une grande variété de systèmes, tout en respectant la spécificité de chacun en parti- culier. De nombreux autres aspects de l'environnement, considérés du point de vue du système peuvent être également examinés. Un autre type de développement conceptuel correspond à l'examen critique de certaines notions. Prenons le cas de la « frontière ». En principe, elle est difficilement franchissable... Et cependant, dans de nombreux cas il faut qu'elle soit franchie. Elle peut donc être tout autant une zone d'échange qu'une limite d'exclusion. Cette constatation incite à l'étude plus précise de ses fonctions. J. Miller (1978) décrit un certain nombre de propriétés critiques des frontières et montre leur caractère général, mutatis mutandis. Il insiste notamment sur le fait que le franchissement de la frontière, dans un sens comme dans l'autre, implique très généralement une modification souvent 410 C. FRANÇOIS profonde de l'élément qui la franchit, en vue de le rendre propre à l'usage interne du système, ou au contraire à son retour à l'environnement. A titre d'exemple des possibilités d'applications pratiques de la notion, réfléchissons à ce que l'on pourrait en tirer en tant que ligne de recherche directrice générale en matière d'effluents contaminants : comme l'on sait, l'art de poser de bon- nes questions doit nécessairement précéder la découverte de bonnes réponses ! Voyons un autre exemple : la notion de stabilité. Le sens commun semble indiquer qu'un processus ou un système est néces- sairement stable ou instable. En fait c'est loin d'être aussi simple et il est cer- tainement utile de prendre conscience du fait. C'est un autre service que peut nous rendre la systémique. Tout au long du 20e siècle, la notion de stabilité n'a cessé de s'enrichir et de se diversifier. W. Cannon - héritier intellectuel de Cl. Bernard - a commencé (1932) par introduire la notion d'homéostasie (stabilité dynamique), qui impli- que la possibilité de fluctuations de certains paramètres, qui doivent se mainte- nir entre des limites définies pour assurer la survie du système (biologique dans le cas présent). L'existence de régulateurs devient immédiatement indis- pensable et l'idée apparaît successivement chez P. Vendryes (1942), N. Wiener (1948) et W.R. Ashby (1956). Elle devient alors une notion de base de la cybernétique et jette un pont entre celle-ci et la systémique. La stabilité dynamique se manifeste toutefois différemment dans les systè- mes en croissance et dans les systèmes parvenus à maturité. Ceci amène C.Waddington (1977) au concept de « chréode », c'est-à-dire pour les systè- mes qui n'ont pas achevé leur plein développement, à la superposition d'une tendance à la croissance positive et de fluctuations dans les limites de cette bande de croissance. De nombreuses autres variations sur le thème de la stabilité se sont manifes- tées au cours du temps. Vu qu'une étude détaillée de la question sortirait du cadre de cet article, citons seulement : - stabilité asymptotique à laquelle tendent les systèmes vers la fin de leur croissance, - stabilité dynamique de caractère cyclique, - combinaisons de cycles tendant à obscurcir la présence d'une stabilité dynamique complexe, - aspects thermodynamiques de la stabilité dynamique en relation avec la production d'entropie (Prigogine, 1982). Plus récemment, les limites conceptuelles entre la stabilité dynamique et l'instabilité sont devenues de plus en plus floues en relation avec les notions LA SYSTÉMIQUE: UN MÉTA-LANGAGE CONNÉCTIF 411 d'attracteurs chaotiques (entrevus par H. Poincaré dès la fin du 19e siècle), de systèmes irréversibles loin de l'équilibre et de quasi-systèmes. Signalons en passant que le Santa Fe Institute gauchit à présent le sens du concept de complexité en laissant entendre qu'il s'agit (aussi ?) d'une propriété des quasi- systèmes, dont l'organisation est très partielle et intermittente. En fait, cette complexité fluctuante entre des niveaux variables d'organisation et de désor- ganisation, offre des caractères forts différents de ceux d'un organisme, par exemple. Revenant sur les concepts de régulation et de contrôle, l'on note d'autres ambiguïtés. De nombreuses régulations existent dans les systèmes concrets. Mais elles diffèrent profondément. Nombre de régulateurs biologiques ont pu être identifié et décrits d'une manière précise. Au contraire, les régulations écologiques sont de caractérisation et de localisation difficile, comme le mon- tre par exemple la dynamique des populations végétales et animales ou celles qui paraissent correspondre aux variations des climats. Ce semble être aussi le cas des régulations économiques naturelles, souvent mal comprises et manipu- lées à mauvais escient. Quant aux contrôles, il conviendrait sans doute de réserver l'usage du terme aux régulations construites intentionnellement par l'homme. Et une telle dis- tinction pourrait servir de base à des études critiques des contrôles, souvent basés sur l'ignorance et l'erreur, et qui sont loin de toujours instaurer des régu- lations satisfaisantes, surtout à long terme. L'on est tenté de conclure que la pensée systémique est une sorte de généra- teur conceptuel auto-catalytique... et pourrait le devenir bien davantage encore. LA SYSTÉMIQUE EN TANT QUE LANGAGE ET MÉTA-LANGAGE Dans un sens, la systémique est fille de la métaphore. Bertalanffy a écrit quelque part que la métaphore n'est nuisible que si elle est fantaisiste, et que le programme de la systémique devrait être le remplacement des mauvaises métaphores par de meilleures (c'est-à-dire justifiées par l'observation ou par leur efficacité pratique). En fait les métaphores sont des modèles intuitifs que nous usons tous, encore que, comme la prose de Monsieur Jourdain, souvent sans le savoir... et quelquefois fort mal à propos. 412 C. FRANÇOIS La systémique remplace la métaphore par l'homéomorphie ou l'isomorphie, lesquelles sont deux degrés différents de comparaison, qu'il convient de bien distinguer. Comme l'a signalé A. Korzybski (1950), la carte n'est pas le territoire : elle n'en est qu'un modèle extrêmement simplifié et n'en représente, en accord avec certaines conventions, que quelques caractères sélectionnés. C'est un modèle homéomorphique. En fait, à des degrés divers, tous nos modèles le sont, vu que le modèle complet et parfait ne saurait être autre que l'objet lui- même. Qu'est-ce donc alors en fin de compte qu'une isomorphie ? L'examen de deux exemples le fera mieux percevoir. Tout système possède un ou plusieurs régulateurs. Il est possible de décrire tel ou tel régulateur spécifique : un thermostat servant à maintenir une tempé- rature dans certaines limites ; ou le taux d'intérêt de base d'une banque centrale. Les deux descriptions, chacune homéomorphique, seront fort diffé- rentes, car elles correspondent à des dispositifs qui semblent n'avoir rien en commun. Et cependant elles ont des caractéristiques communes : tout régula- teur doit - entre autres choses - pouvoir percevoir et mesurer des différences, doit disposer d'un critère de comparaison ou étalon (« standard »), doit être muni d'un effecteur de corrections et disposer de moyens pour les appliquer et, finalement, doit mesurer les résultats... et recommencer sans cesse tout le pro- cessus. Ces caractéristiques se retrouvent sous des formes différentes dans tous les régulateurs et dans tous leurs modèles. C'est entre ces modèles qu'apparais- sent les isomorphies et ceci nous amène à construire un modèle abstrait de régulateur qui permet la compréhension générale de la notion et son applica- tion éventuelle à de nouvelles situations. Un deuxième exemple est celui de l'autopoièse. Le concept nous vient de la biologie. Mais la capacité d'un système de reproduire ses propres éléments et les interrelations caractéristiques qui les unissent correspond à des conditions indispensables de survie de n'importe quel système, qu'il s'agisse d'un ani- mal, d'une entreprise ou d'un langage. La systémique (comme la cybernétique) est donc une collection de modèles et concepts extrêmement généraux, chacun de caractère isomorphique. C'est précisément ce qui lui donne son sens et son utilité. Son efficacité maxima ne se manifestera que lorsqu'elle deviendra réellement un langage cohérent, arti- culé, non contradictoire qui se répandra dans tous les domaines de la pensée, de la recherche et de l'action. Disons tout de suite qu'il ne s'agit pas d'une LA SYSTÉMIQUE: UN MÉTA-LANGAGE CONNÉCTIF 413 prétention « impérialiste », mais simplement de la création et de la mise à dis- position d'un outil d'études, de réflexion et de travail. L'ÉVOLUTION DU MÉTA-LANGAGE SYSTÉMIQUE 1. L'introduction de nouveauté significatives et leur harmonisation non- contradictoire L'on observe de temps à autre l'apparition de nouvelles notions et de modè- les originaux, le plus souvent dans une discipline spécialisée. Tôt ou tard, l'un ou l'autre systémiste se rend compte du caractère général de l'une de ces notions et commence à l'utiliser d'une manière nouvelle dans une ou plusieurs disciplines différentes. Le phénomène n'est pas nouveau, mais paraissait propre dans un passé même récent aux seuls modèles mathématiques, de potentiel isomorphique par nature. Il a maintenant tendance à se généraliser comme le montreront les exemples qui suivent. Une théorie mathématique abstraite récente est celle des fractals de B.Mandelbrot (1976). Son caractère fondamental semble être l'auto-simili- tude des formes à travers une série de niveaux hiérarchisés et l'on en trouve de nombreux exemples dans la nature... mais aussi dans beaucoup de modèles topologiques qui peuvent être créés artificiellement. En tant que modèle géné- ral de l'auto-similitude, les fractals présentent sans aucun doute un intérêt sys- témique considérable, tant en vertu de la réflexion qu'ils déclenchent sur la nature, la signification et les causes de l'auto-similitude que pour les compa- raisons nouvelles et originales qu'ils engendrent entre des objets ou des phé- nomenes jusqu'à présent sans relations apparentes. Les fractals semblent donc en bonne voie de s'incorporer au méta-langage systémique, mais le processus de leur intégration est sans doute encore loin d'être achevé. Un second exemple récent est la théorie des attracteurs chaotiques et un troisième, la théorie des catastrophes de R. Thom (1974), sur lesquelles la pré- sente note ne s'étendra pas. On peut partir de la notion d'auto-similitude pour retourner au concept de cycle, fort malmené tant en théorie qu'en ce qui concerne ses applications pra- tiques. Économistes, écologistes et biologistes ont déouvert un nombre consi- dérable de cycles réguliers... plus ou moins. On a même découvert des cycles fort douteux ou inexistants, en abusant de l'analyse harmonique de Fourier. 414 C. FRANÇOIS La confusion qui règne en la matière semble provenir des superpositions très complexes de nombreux cycles de période et amplitude quelquefois extrê- mement différentes, qui interfèrent entre eux. Il n'y a toutefois guère de doutes que les cycles correspondent à des phénomènes réels. Le problème est que nous ne savons pas trop comment débrouiller ces écheveaux. La solution pour- rait bien venir d'une meilleure compréhension obtenue à partir de certains concepts systémiques et cybernétiques. L'existence de cycles suggère celles, sous jacentes, de régulations à divers niveaux hiérarchiques. Elle suggère aussi la probabilité de comportements chaotiques en cas d'existences de périodes incommensurables... et celle de certains degrés d'auto-similitude. Les récentes études de K. de Greene (1988, et ultérieures) sont de grand intérêt à ce propos. Il y a là de quoi s'occuper ! Notre troisième exemple concerne la thermodynamique des systèmes irré- versibles - surtout ceux dont l'instabilité est croissante (Prigogine, 1982). Il s'agissait au début (1940-1965 approximativement) d'une recherche purement physique et chimique. Mais le sujet impliquait en même temps un problème absolument fondamental pour tous les systèmes en évolution : celui de la dissi- pation de l'énergie et de ses conséquences structurelles et fonctionnelles. Bénard s'en était occupé au début du siècle par sa fameuse (aujourd'hui) expé- rience sur les structures dissipatives, et un peu plus tard A. Lotka avec son modèle du moteur planétaire (1924) et W.Christaller en 1933 avec son modèle hexagonal de l'occupation territoriale. Mais il manquait un concept général de la thermodynamique des systèmes recevant et dissipant de l'énergie et se structurant, tout en produisant davantage d'entropie. C'est Prigogine qui l'a découvert et l'ampleur et la diversité sans cesse croissante des recherches qui en résultent montrent bien qu'il s'agit d'un concept systémique de grande géneralité. On doit regretter que la thermodynamique des systèmes irréversi- bles loin de l'équilibre et ses conséquences telles que la structuration, l'ampli- fication des fluctuations, l'émergence, la nucléation, l'augmentation de l'entropie de l'environnement, etc. ne soient guère étudiées dans leur significa- tion systémique. Ici aussi il y a beaucoup à faire en vue de réaliser l'harmoni- sation constructive désirable. 2. L'extension des significations La systémique se construit également par l'extension des significations qu'elle engendre. Ici encore deux exemples feront mieux comprendre se pro- cessus. LA SYSTÉMIQUE: UN MÉTA-LANGAGE CONNÉCTIF 415 Le premier se réfère aux tourbillons, un sujet de recherches établi de longue date en physique. En 1950, Ch. Laville, en France, reprenant et étendant des idées plus anciennes (Weyher, 1887 !), a montré l'importance dans leur forma- tion de l'affrontement de champs énergétiques. Sur la base de nombreux exemples physiques, chimiques et biologiques il construisait une véritable théorie générale des formes, déjà pressentie en 1916 par d'Arcy W. Thompson en Angleterre. Quarante trois ans après Laville, aux États-Unis, D. McNeil (1993) retrouve la même idée indépendamment et élabore une théorie systémique dynamique des formes basée sur le concept de « toroïde » - en somme dans son centre un tube qui peut être plus ou moins étiré - compris comme le modèle le plus général de système produit par la dynamique de champs affrontés et la circula- tion résultante des flux d'énergie. Mais les années ont passé et Mc Neil connecte son modèle avec l'idée d'attracteur au sens topologique, et avec un concept de la structure (et du sous- système), compris comme stabilisation et permanence au moins temporaire de tourbillons plus localisés. On peut soupçonner que la racine de l'auto-similitude fractale à différents niveaux doit se trouver dans les environs. Et comme les champs et les tour- billons sont des manifestations de l'énergie, les structures dissipatives de Bénard et la thermodynamique de l'irréversibilité de Prigogine ne resteront sans doute pas longtemps étrangères aux tourbillons et aux toroïdes. Quant aux formes hélicoïdales elles ont une connexion mathématique avec les séries de Fibonacci (1220 !), que l'on retrouve dans les implantations foliaires de nombreux végétaux. Le second exemple, fort différent, mais tout aussi significatif, concerne le concept d'autonomie. Dans son ouvrage de 1942, P. Vendryes définissait l'être autonome comme celui disposant ses propres lois, c'est-à-dire capable de s'affranchir dans une large mesure de toute dépendance étroite de son environ- nement. L'autonomie exige un milieu interne différent de ce dernier, des régu- lateurs pour maintenir les paramètres biologiques fondamentaux dans des limites compatibles avec la stabilité dynamique et des réserves d'intervention pour rétablir L'équilibre du milieu interne lorsqu'il est compromis de l'une ou l'autre manière. C'était de la cybernétique six ans avant Wiener ! Les années passent et en Angleterre Ashby, qui ignore l'existence de Ven- dryes, introduit les concepts de contrainte et de variété interne nécessaire... pour contrecarrer les perturbations occasionnées au système par les variations de son environnement (1956, 1960). 416 C. FRANÇOIS En 1959, Lettvin, Maturana, Mc Culloch et Pitts démontrent par une fameuse expérience sur la perception visuelle d'une grenouille que: « ... l'appareil nerveux de l'oeil lui-même est construit pour détecter certains motifs de lumière » (ce qui veut dire « pas tous ») et que... « les fibres optiques transmettent seulement une certaine information opérationnelle au sujet de ces motifs au cerveau ». En résumé, la perception visuelle (et les autres perceptions) dépendent au moins en partie de l'organisation physiologique propre de chaque être vivant, à savoir de sa variété interne et de sa capacité de réguler ses intrants. Maturana poursuivra ces études avec Varela (1980) et ils finiront par en tirer la notion de l'autopoièse, capacité du système de reproduire ses propres éléments et les interrelations qui les unissent. Il en résulte par extension une nouvelle défini- tion de l'autonomie, par la voie de ce qu'ils appellent la clôture organi- sationnelle : l'être vivant se construit et se reconstruit continuellement lui- même parce qu'il contient son propre modèle... et c'est la source de son auto- nomie parce qu'il contrôle ses perceptions et est capable de maintenir son identité. Maturana et Varela d'une part, et Vendryes de l'autre, ignoraient réciproque- ment leurs travaux et encore aujourd'hui les évidentes correspondances conceptuelles ne sont toujours pas reconnues. -. Par ailleurs, les idées des deux auteurs chiliens, entre autres, amèneront von Foerster (1981) à élaborer sa théorie de l'observateur sur la base de son concept de l'Eigen (traduction approximative de ce terme allemand : le « sien propre »), tandis que les chercheurs allemands Eigen, Winkler et Schuster (1979) développeront le modèle de l'hypercycle autopoiétique. Toutes ces lignes de pensée, manifestement voisines restent encore toujours séparées, et même quelquefois ignorées les unes des autres. Comme le demandait Marga- ret Mead il y a déjà bien des années : « Qui systématisera les systémistes ? ». LA SYSTÉMIQUE, OUTIL DE PERCEPTION ET COMPRÉHENSION DE LA COMPLEXITÉ Tout ce qui précède montre l'existence d'une trame de concepts et de mode- les qui couvrent une énorme quantité de situations et d'objets pour lesquels nous ne disposions pas d'instruments de recherches avant leur apparition. Parmi ces situations et objets, on peut signaler les phénomènes non-linéai- res, les équilibres instables, les interrelations multiples entre de nombreuses entités, la complexité interne de ces mêmes entités, l'émergence de nouveaux LA SYSTÉMIQUE: UN MÉTA-LANGAGE CONNÉCTIF 417 types en général eux aussi plus complexes, les discontinutés brusques et imprévues, les chausses-trappes de la prévision et de la planification, etc... Il faut y ajouter la découverte de l'ambiguïté de notre situation propre comme observateurs, si bien décrite par von Foerster dans ses essais sur les « Observing systems », expression dotée en anglais d'un double sens significatif : l'acte d'observer des systèmes et l'observateur en lui-même en tant qu'observateur. Ces idées ont été confirmées et par des voies différentes par R.Vallée (1995). La science, au sens traditionnel du terme, semble avoir tiré du réduction- nisme cartésien à peu près tout ce qu'il pouvait donner. Comme l'a dit encore von Foerster : « Les sciences dures s'occupent de problèmes mous, mais celles qu'on appelle molles sont celles qui doivent s'occuper des problèmes durs », c'est-à-dire complexes. Il nous faut maintenant ce que J. de Rosnay a appelé un macroscope. Il est en cours de construction comme nous espérons l'avoir montre ci-dessus. Nombreux sont déjà les matériaux disponibles. D'autres, à n'en pas douter, ne manqueront pas d'apparaître encore. Mais, à situations complexes, métho- des complexes: nous ne pouvons pas utiliser pleinement les outils systdnü- ques et cybernétiques sans les assembler toujours davantage et mieux en une structure conceptuelle cohérente, mais ductile, à revoir continuellement. Tant que nous ne le comprendrons pas, nous resterons, selon l'expression frappante de J. Fourastié, ignorants de notre ignorance, ce qui est vraiment grave dans l'état actuel du monde. Nos grands problèmes présents et futurs n'attendront pas que nous soyons disposés à les confronter. Il conviendrait donc de presser le pas. Références bibliographiques W.R. ASHBY, An Introduction to Cybernetics, Chapman & Hall, London, 1956. W.R. ASHBY, Design for a Brain (2nd edition), Chapman & Hall, London, 1960. L. VON BERTALANFFY, Modern Theories of Development, Harper Bros, New York, 1962. M. BUNGE, Treatise on Basic Philosophy, vol. 4 (II): Ontology: A World of Systems, Reidel, Dordrecht, 1979. W. CANNON, The Wisdom of the Body, Norton, New York, 1963 (réédition de l'original de 1932). K. DE GREENE, The Kondratiev Phenomenon: A Systemic Perspective, Systems Research 5 (4),1988. M. EIGEN and P. SCHUSTER, The Hypercycle, Springer Verlag, Berlin, 1979. H. VON FÖERSTER, Observing Systems, Intersystems, Seaside, CA, 1981. 418 C. FRANÇOIS C. FRANÇOIS, International Encyclopedia of Systemics and Cybernetics, K.G. Saur Verlag, München, 1997. C. 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